Dans ce nouveau projet, Triton (Merman), vous utilisez exclusivement des images d’archives familiales et privées (films et photographies) des années 40 à 90 : l’enfance d’une jeune fille, un professeur de musique qui documente des décennies entières de sa vie, et un aristocrate qui filme sa femme pendant la guerre. De quoi proviennent-elles ? Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ces images ?
Souvent, lorsqu’on décide de réaliser un film d’archives, c’est parce qu’on a le désir de travailler sur un sujet particulier pour lequel on va aux archives pour trouver des images illustrant ses idées. Mais dans mon cas, c’est l’inverse qui s’est produit : ce sont les images qui m’ont trouvée.
Le projet a commencé il y a des années lorsque j’ai retrouvé les pellicules 8 mm de mon oncle, de l’époque de Ceausescu. De cette période, je connaissais surtout les images de propagande officielles : j’étais fascinée par ce regard « amateur et non censuré » et j’ai d’abord tenté de faire un film à partir de mes archives familiales. Ce travail m’a fait découvrir d’autres sources. Avant tout, les vastes archives du professeur de musique Alexandru P., ainsi que quelques rares séquences en 8 mm tournées dans les années 40.
Comme la technologie 8 mm était monnaie courante dans le monde occidental des années 60 et 70, les films familiaux étaient très répandus et relevaient de l’ordinaire. Cependant, ils étaient extrêmement rares en Roumanie, et les propriétaires de caméras comprenaient les dangers liés à l’acte de filmer quoi que ce soit qui aurait pu les exposer aux foudres du régime. La règle était la même pour les photographies, ce qui explique pourquoi si peu de photos ont été prises dans la rue pendant la dictature. Un Jonas Mekas roumain n’aurait pas pu exister.
Les images sont bien réelles, mais vous en avez tiré des personnages en partie fictifs. Comment en êtes-vous arrivée à faire ce choix ?
Au tout début, je ne savais rien des personnes sur ces images trouvées (sauf celles de ma famille). Ainsi, la première étape fut d’identifier les visages et de les relier à des histoires, des lettres, d’autres documents. Mais certains de ces « liens » se sont révélés faux par la suite. Cela m’a fait penser à W.G. Sebald et à la manière dont il combinait texte et image, fait et fiction, citation et invention. Dans une interview, il disait « que nous avons tendance à croire aux images plus qu’aux lettres. Dès que vous présentez une photographie comme preuve de quelque chose, alors les gens ont tendance à accepter que, eh bien, cela doit avoir été ainsi. »
Nous traversons les décennies, mais le film suit un récit complexe, non-chronologique, qui entremêle les histoires, et structuré en chapitres. Comment cette structure est-elle apparue ? Comment avez-vous travaillé avec Dane Komljen, qui a écrit et monté le film avec vous ?
Lorsque je me suis retrouvée avec trois archives privées, découvertes par hasard, qui n’avaient rien en commun, mon premier instinct a été de les unir en une seule narration. Pendant deux ans, j’ai travaillé dans cette direction avec un monteur français et un écrivain, mais nous n’avons pas réussi. Ensuite, j’ai travaillé seule pendant une autre année avant que Dane ne rejoigne le projet. Nous avons immédiatement décidé de garder les trois parties distinctes et de les traiter stylistiquement de manière différente. Il a eu l’idée d’utiliser une personne différente pour la voix off de chaque partie, ce qui m’a beaucoup plu. Nous avons travaillé ensemble chez moi à Bucarest, exactement à cette période l’année dernière ; nous montions et écrivions ensemble pendant la journée, puis j’enregistrais la voix la nuit.
En ce qui concerne le montage, il ne suit pas toujours une continuité narrative. Parfois, nous avons essayé d’établir des connexions plus poétiques. Par exemple, à ce moment où, après la mort d’Alexandru P., nous passons à la plage pleine de touristes – que nous imaginions comme une sorte de paradis pour lui. Il y a aussi des plans qui sont simplement là pour la beauté que nous y voyions, sans justification.
Le rôle de Dane dans le concept du film a été crucial. C’est lui qui m’a aidé à organiser l’énorme quantité de matériaux et à donner à Triton sa forme actuelle.
On entend une narratrice, construite comme un personnage. Cette voix féminine raconte, et commente parfois sa position de spectatrice. Elle semble également exister dans un espace sonique et concret. Quel sens ces aspects revêtent-ils pour vous ?
En faisant les recherches pour le film, je me sentais comme une détective enquêtant sur la vie des autres. Comme un agent de la Securitate, mais avec un objectif différent. Et c’est ce point de départ qui a donné naissance au personnage du narrateur : réaliser qu’en tant que cinéaste, je suis une intrus dans le domaine de la mémoire personnelle et privée. Pour reprendre les mots de la poétesse et écrivaine Maria Stepanova : « Sans m’en rendre compte, j’avais internalisé la logique de propriété. Non comme un tyran, qui règne en maître sur des centaines de paysan.nes réduit.es en esclavage, mais peut-être comme le voisin éclairé du tyran, avec son parc paysager et son théâtre où ses serfs chantent et jouent la comédie. Le(s) sujet(s) de mon film étaient devenu.e(s) ma propriété, je pouvais le(s) traiter comme bon me semblait. Et iels ne peuvent ni me contredire, ni réagir, pour une raison évidente : iels sont mort.es. »
Le récit se déroule principalement au cours de l’ère communiste. Était-ce important dès le début du projet ?
Je suis née en 1978, j’ai donc grandi pendant les pires années de l’ère Ceausescu. Dans les années 80, le dictateur a resserré son contrôle sur la population et la dissimulation est devenue une compétence nécessaire à la survie ; les citoyen.nes restaient parfaitement conscient.es de la différence entre leurs réalités privées et leurs personnalités publiques. Ce clivage entre privé et public est une caractéristique de la vie sous le totalitarisme, comme c’est le cas aujourd’hui en Russie, en Iran ou en Syrie. Par conséquent, je pense que les images qui émergent sous ces régimes sont précieuses, car elles montrent autant qu’elles dissimulent, préservent autant qu’elles effacent.
Le film se centre notamment sur l’amour, la sexualité, mais d’une certaine manière depuis un regard masculin, un male gaze. À un moment donné, vous utilisez des images érotiques et pornographiques. Pourquoi vous intéressez-vous à la réutilisation de ces images ?
Mon intérêt pour ces images était principalement politique. En Roumanie communiste, l’érotisme explicite et la pornographie étaient interdits. La dé-érotisation de l’art et de la littérature était un aspect particulier de la doctrine culturelle officielle. C’est dans ce contexte que je traite des images pornographiques et du male gaze (ou regard masculin) dans mon film.
Qu’en est-il du titre ?
Le Triton roumain et son équivalent anglais, le Merman, est l’animal légendaire masculin, décrit tantôt comme laid, tantôt comme beau. En théorie de la musique, le triton est défini comme un intervalle musical qui comprend trois tons entiers adjacents (six demi-tons). Il s’agit d’une dissonance harmonique et mélodique qui permet d’éviter la tonalité traditionnelle.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff