Intérieur, pénombre : un jeune garçon est assis devant un bureau, sa mère à ses côtés ; il lit un texte imprimé sur une feuille posée devant lui. Extérieur, soleil : fin de repas dans le jardin, des mains débarrassent les assiettes, un autre enfant dissimule sa joie derrière un étrange masque de fourrure blanche, qui lui donne l’allure d’une créature d’un autre monde. Ce bref film est le premier d’une série d’adaptations par Beatrice Gibson d’Utopia, livre publié en 1984 par la poète newyorkaise Bernadette Mayer. Chapitre 4 : « L’arrangement : des maisons et des bâtiments, de la naissance, de la mort, de l’argent, des écoles, des dentistes, du contrôle des naissances, du travail, de l’air, des remèdes, etc. » De ce programme utopique en forme d’inventaire, le garçon lit le développement par Bernadette Mayer dans une version actualisée pour y inclure d’autres motifs d’arrangement : « Il n’y a pas Instagram, twitter c’est ce que font les oiseaux… ». Le garçon lit, parfois il bute sur les mots, sa mère l’aide, le guide. La désynchronisation du son et de l’image libère les voix et les visages, magnifie leur présence : écoute, attention, jeu, joie. La sensualité du 16mm agit comme une caresse lumineuse, un embrassement. Loisir, utopie : l’articulation des deux mots énonce un double credo. 1 : l’utopie, en tout cas telle que l’a pensée et écrite une femme poète non-binaire comme Bernadette Mayer, est affaire de quotidien, de forme de vie, ici et maintenant, une chose après l’autre. 2 : l’utopie est, ou devrait être, un jeu d’enfants. Rarement la révolte contre l’ordre du monde aura été exprimée avec un tel mélange de puissance et de simplicité. Ça dure deux minutes, ça paraît tout petit, home movie, mais c’est vaste, intense et beau comme le monde pourrait l’être.
Cyril Neyrat