Quel était le point de départ de ces 7 promenades avec Mark Brown et était-il lié à votre rencontre avec ce botaniste ?
Il y a une quinzaine d’années, nous rencontrions Mark lors d’un séminaire sur « Le voyage des plantes » au Bois des Moutiers, à Varengeville-sur-Mer, où nous projetions L’Arc d’Iris (souvenir d’un jardin). Mark nous dit : « Il faut faire ça ici ! ». C’est-à-dire filmer les plantes dans le Pays-de-Caux comme nous l’avions fait dans l’Himalaya. Il y a deux ans, nous le visitons et lui faisons part de deux demandes : donner une conférence sur l’origine des fleurs pour notre long métrage de fiction Un prince et, enfin (l’idée ayant mûri), réaliser sur le littoral cauchois l’herbier filmé qu’il nous avait suggéré.
L’itinéraire depuis Aizier jusqu’à Sainte-Marguerite-sur-Mer était-il déterminé par avance ?
L’itinéraire était bien entendu précis et réfléchi selon une sélection de sites riches et contrastés sur le plan botanique. Aizier dans l’Eure, un lieu où nous aurions pu nous rencontrer Vincent et moi, il y a trente ans, serait le lieu du départ. Décrivant une grande boucle depuis la Seine, nous remontons le littoral, en passant par Le Havre, Vattetot-sur-Mer et les vallées côtières pour finir chez Mark à Sainte-Marguerite-sur-Mer. Nous l’envisageons comme un road movie phyto-centré.
Pourquoi le film est-il scindé en deux parties, « Le tournage » et « L’herbier » ?
Cette forme s’est révélée dans son évidence, assez tôt pendant le tournage. Parce qu’il y a deux temps, ou plutôt deux vitesses, celle du numérique et celle de l’argentique. Ces deux temps coexistent dans un même mouvement néanmoins, avec toujours Mark pour seul guide. Mais il fallait qu’une partie révèle l’autre : les fleurs, autant que les images. La voix de Mark (que nous avons littéralement suivi au tournage) fait le lien entre les deux parties.
Aviez-vous établi une sorte de protocole cinématographique pour la réalisation de chaque partie ?
La particularité du film est de donner à voir et à entendre les protocoles adoptés pour chaque partie, aussi bien pour la prise de vue que pour le montage, pour l’image que pour le son : faire l’image, faire l’herbier, nommer les plantes. « Le tournage » a une forme plus libre que « L’herbier », pour lequel nous nous sommes imposés quelques règles simples : plan fixe, plan large, plan rapproché.
La pratique d’un cinéma libre, fait entre amis, où chacun contribue à sa manière au film, semble se réaliser dans la première partie où quasiment toute l’équipe est à l’image, même le producteur.
L’amitié est la chose pour laquelle et avec laquelle nous faisons nos films. C’est le sixième que nous co-réalisons, mais le premier vraiment en « équipe ». Cette petite communauté s’est construite à partir du rôle de chacun. À partir de Mark bien sûr, en tant que paléo-botaniste, d’Antoine Pirotte, encore étudiant à la Fémis, formé à l’argentique, avec qui nous avons pu revenir à l’origine du cinéma en même temps qu’à l’origine des fleurs. Sophie Roger, une amie d’enfance a assisté Antoine puis a fait la musique. Arnaud Dommerc, notre producteur avec lequel nous cheminons depuis le Petit Traité de la marche en plaine (2014), a suivi l’intégralité des sept journées de tournage. Sans oublier les ami.e.s et les personnes rencontrées, que nous appelons dans le projet « les habitants », avec lesquels nous parcourons chaque site : Christelle Dutilleul (conservatrice et directrice de la Réserve Naturelle du Marais Vernier), Catherine Sauvage (botaniste) et enfin Pierre Barray (agriculteur). Le tournage, qui a duré sept jours, a été une expérience aussi bien qu’un mode de vie. Que nous avons heureusement pu poursuivre dans la post-production avec Joseph Squire, Matthieu Deniau (au son), et Pierre Sudre (à l’image).
La seconde partie revisite les lieux des promenades en révélant les fleurs filmées et produit un véritable émerveillement. Demander à Mark Brown de nommer aussi ces plantes, est-ce dans une démarche scientifique, pour compléter cet herbier ?
Nous sommes allés dans le sens de l’émerveillement en conservant l’aspect un peu brut du tournage, sans trop l’enjoliver, afin de rendre toute la beauté aux images de l’herbier qui viennent ensuite. Il y a une sorte de frustration dans la première partie à ne pas vraiment voir ces fleurs qui ne se révèleront que dans la seconde partie : « voir l’âme des plantes » dit Mark. Quant au son, nous voulions à la fois garder le silence de « L’herbier », tourné en 16 mm muet et entendre la voix de Mark dans le son du montage. Nous avons enregistré deux fois Mark. Une fois commentant les plantes et les images, qui découvre le montage, une fois nommant les plantes. Il y a une voix poétique et une voix scientifique, les deux sont liées.
Les paroles du botaniste dessinent également un rapport aux plantes, à l’écosystème, à la vie. Quelle importance souhaitiez-vous leur donner ?
Regarder les plantes, c’est regarder la vie. C’est vertigineux de voir combien les sociétés se sont éloignés d’elles, et à quel point cela nous mène au désastre.
Le projet de Mark Brown, reconstituer une forêt primaire dans son jardin en Normandie a une part d’utopie qui est salutaire aujourd’hui.
L’attention que porte Mark à la vie est en effet salutaire. Son projet est scientifique aussi bien qu’artistique. Mais comment rester émerveillé aujourd’hui ? Est-il encore possible de vivre poétiquement ? Mark refuse tout ce qui l’empêcherait d’être, c’est une leçon pour nous.
Consacrer un film à ce projet, c’est un geste de cinéma et un acte écologique et politique.
Nous avons pu filmer l’Ophioglosse (Langue de serpent) qui a survécu quatre-cents-millions d’années, comme une sœur ou une amie proche et très lointaine. Le cinéma est l’outil avec lequel nous tâchons de retrouver un monde sensible pour faire des images qui ne soient pas prises en otage par le capitalisme.
Propos recueillis par Olivier Pierre