Le monde du travail est le domaine de prédilection de vos recherches en tant qu’artiste. Dans quel cadre s’est développé ce projet en République démocratique du Congo ?
Depuis les années 2000, je mène une recherche à l’intérieur de zones de travail, que ce soit dans des administrations, dans des ports ou des banques. Je passe beaucoup de temps seule ou en collaboration restreinte à interroger la place du corps contraint par le code, les hiérarchies, la machine. Les réalisations ont des formes multiples : films, installations sonores, outils… Je vivais à Berlin quand le Goethe Institut m’a proposé une résidence d’artiste à Kinshasa. Arrivée là-bas, j’ai découvert la densité d’une des plus grandes mégapoles africaines dans laquelle chaque personne négocie sa place et vit au jour le jour de différents métiers. Chaque lieu, qu’il soit privé ou public, peut être transformé en un espace d’échange régi par une « économie de l’invisible ». J’avais le désir d’entrer en immersion dans le quotidien des Kinois, de cartographier la ville en suivant les gestes de ses travailleurs.
Aviez-vous défini un protocole dès le départ ?
Rapidement est venue l’idée de ne pas filmer moi-même mais de donner mon téléphone portable aux travailleurs, pour qu’ils filment leur métier « de l’intérieur » tout en se le passant entre eux, de main en main, comme on passe un relais. La résidence s’est établie sur deux séjours. Lors de mon premier séjour, je découvrais la ville. J’ai mis un peu de temps à entrer dans le rythme de Kinshasa et décrypter ses codes. J’ai eu la chance d’être logée dans la maison de passage de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa, ce qui m’a permis de rencontrer très rapidement des artistes et des étudiants. Nous avons commencé à expérimenter ensemble le dispositif de passage de relais. Le deuxième séjour a pu être consacré au tournage en constituant une équipe de sept volontaires : Chris Shongo, Junior Mvunzi, Magloire Mpaka, Jerry Lelo, Francis Longwa, Olikas Ngongo, Margot Oto, collaborateurs précieux sur le projet.
Comment s’est organisé le tournage avec cette équipe ?
Nous avons passé beaucoup de temps à échanger autour du principe de transmission et de passage de relais. Comment transmettre le téléphone ? Dans quel secteur d’activité ? Comment ouvrir des portes ? Nous nous sommes retrouvés sur le terrain tous ensemble pour éprouver physiquement le protocole, ce qui nous a aidé à régler beaucoup de détails importants. L’équipe s’est vite opposée à ce que je vienne sur le tournage. Il fallait infiltrer des milieux et ma couleur de peau posait problème. C’était la première fois que je me trouvais dans cette position. Les équipes partaient la journée et revenaient avec leur récolte. Moi je proposais des temps d’échanges autour des rushs avec toute l’équipe et des réalisateurs, écrivains, institutionnels.
Comment a été créée cette caméra spéciale, le « Kisimbi » ?
Le Kisimbi consiste en un manche adapté à mon téléphone portable afin de faciliter au maximum sa prise en main. Sa réalisation a été confiée à l’artiste Junior Mvunzi et conçue à partir de matériaux de récupération. Kisimbi, qui signifie « pont » en lingala, est un objet hybride entre « tech et récup », à l’image de plein d’objets qu’on peut trouver à Kinshasa. Il permet une circulation très fluide de la caméra, créant des plans-séquences en vue subjective, le plus souvent à hauteur de main, une main filmant l’autre au travail.
Cette chaîne du travail constitue une sorte de modèle de solidarité économique. Qu’en pensez-vous ?
Il ne s’agit pas tout à fait de solidarité dans un monde où on survit. Une scène se retrouve plusieurs fois dans le film, elle vient d’une tradition qui est entrée dans le langage courant à Kinshasa, « le bonjour de la noix de cola ». La noix de cola est une graine aux vertus énergisantes très appréciée à Kinshasa. Dans la tradition, la noix de cola est redistribuée entre les membres d’un groupe. L’expression « le bonjour de la noix de cola » résulte de cette tradition mais l’objet de l’échange s’est modifié : un billet banque est glissé au creux de la main et discrètement transmis dans la main d’une autre personne. En Occident, on parlerait de corruption, à Kinshasa il s’agit plutôt d’une redistribution. En quelque sorte, le Kisimbi a pris cette place.
Article 15 capte l’énergie de la ville de Kinshasa et son économie propre. Comment avez-vous réfléchi au montage avec Clémentine Roy et Élise Florenty ?
Élise et Clémentine sont des amies de longue date, nous échangeons depuis longtemps autour de nos travaux. C’est après de nombreuses discussions et des visionnages des rushs qu’elles ont construit le film, en proposant de montrer une traversée dans Kinshasa sur le temps d’une journée, passant d’un endroit à un autre, d’une activité à une autre, tantôt de façon fluide, tantôt de façon saccadée, tantôt marquée d’une certaine virtuosité, tantôt provoquant un certain inconfort. Elles ont procédé par association d’idées ou de couleurs, coupant parfois dans une prise pour ménager au mieux le regard. L’autre point important est qu’elles ont proposé de garder au maximum la part visible à la mise en scène, le hors-champ des indications expliquant le système de relais.
La richesse des langues dans le film lui donne aussi corps avec les autres sons. Quelle importance leur donnez-vous et pourquoi toutes les restituer avec les sous-titres ?
Il m’est apparu important de traduire sans hiérarchie toutes les langues qui se trouvent dans le film, lingala, kikongo, français, anglais et tous les morceaux de musiques, les passages radio. Le parti pris du film donne toute son importance à une vision « périphérique » sur la ville : celle du hors-champ, d’une perspective à hauteur de la main. Les sous-titres permettent de renforcer cette attention portée au moindre détail sans émettre de rapport hiérarchique, donnant toute la force à la culture orale, ainsi qu’aux micro-évènements.
Le générique final constitue une séquence à part entière. Pourquoi avoir fait chanter les crédits par Lova Lova qui a aussi composé la musique originale ?
Lova Lova a été présent dès le début du projet à Kinshasa. Une soirée a été organisée à l’Académie des Beaux-Arts où nous avons présenté les rushs bruts sous forme d’installation. À cette occasion, Lova Lova était intervenu pour remercier tous les protagonistes du film dans une performance. Je l’ai retrouvé tout naturellement en France pour lui commander le générique chanté, dans la tradition du libanga pratiqué couramment au Congo. En plus du générique, un refrain clarifie le titre du film. Le générique est donc une scène très importante.
Que représente précisément cet « article 15 » qui donne son titre au film ?
L’ « article 15 » est une expression très courante en République démocratique du Congo faisant référence à un article imaginaire de la Constitution de la RDC qui dit : « Débrouillez-vous pour vivre ! ». L’expression est appliquée pour signifier que l’État n’aidera pas les gens. Elle est parfois utilisée pour justifier un comportement illégal et la corruption.
Propos recueillis par Olivier Pierre