2011 écrans parallèles
SOUFFRANCE ET CRUAUTÉ
La cruauté, voilà ce que le documentariste capte, mais la souffrance appartient à la fiction, écrit Serge Daney, lapidaire, dans un des textes posthumes de L’Exercice a été profitable, Monsieur. Phrase conclusive d’un détour de notes acerbes autour du « cinéma-vérité » tapées à la suite d’une rencontre avec Rouch à la radio, Daney n’aventure pas davantage d’explicitation. On y sent le plaisir manifeste de la trouvaille, et de cette sorte de victoire rhétorique en solo qui traduit, un rien vengeur, à la fois une réelle lassitude et la nécessité de couper court à un débat impossible. Ecrite par un homme se sachant au bord de sa vie, souffrant, et pourtant décidé à ne pas cesser sa méditation sur le cinéma, cette formule tranchée traduit dans son balancé classique, et sa méfiance, soudain clairement confiée à la page, et pourquoi il a désormais choisi son camp.
Mais ce contexte biographique suffit-il à épuiser la proposition ? Et, s’agissant de documentaire, pourquoi tel contexte pourrait-il être aussi aisément écarté ? Qu’est-il possible alors de lire de cet énoncé? Avec ou malgré la brutalité de son caractère, avec ou malgré son coupant? Comment déplier, même un peu, cette formule pour la rendre à sa pente suggestive, et la faire échapper au risque de ses accents sentencieux ? Très vite dit, la cruauté serait fruit de la distance, de l’observation, de la prédation, de la « captation » – en un mot : de la maîtrise. Celui qui enregistre est toujours sauf, exempté, des situations piégées qu’il contemple, et, pour finir, manipule. Non seulement le documentaire se vouerait de manière exclusive au spectacle de la cruauté, mais il serait lui-même, essentiellement, cruel. Inversement, « appartenance » de la fiction, la souffrance signalerait le caractère empathique, diffus, sans bords et contagieux de l’expérience proposée par la fiction.
Semblable opposition n’est pas sans rappeller la distinction féconde entre sadisme et masochisme que suggère Deleuze dans Le froid et le cruel, sa préface à la réédition de La Vénus à la Fourrure de Sacher-Masoch. Non seulement, déclare le philosophe, sadisme et masochisme ne sont-ils pas unis, comme une seule et même pratique (le sado-masochisme) où les rôles pourraient se distribuer également, mais pas davantage ne sont-ils en miroir complémentaire l’un de l’autre. Sade, Masoch : ni alliés, ni revers, deux régimes hétérogènes. Et surtout, deux types de rapport au pouvoir et à la loi sans commune mesure. Tout un développement reste bien sûr ici en souffrance.
C’est à tenter de laisser résonner pleinement la question soulevée par Daney, à déployer ses enjeux et les prolongements fructueux auxquels ils conduisent, que nous avons bâti ce programme. Choix fait pour l’essentiel de films récents, cela nous aura épargné la conduite d’une douteuse entreprise historique de vérification. Car il ne s’est agi nullement d’illustrer scrupuleusement la vérité d’un semblable partage, encore moins de faire servir les films à une démonstration (dont, du reste, Deleuze explique le penchant sadique). Nous avons préféré proposer des oeuvres où ces deux tenseurs sont en permanente balance, sont de manière sourde mais insistante en dialogue, documentaires ou de fictions. Encore une fois : non pas des films qui superposeraient et brouilleraient les deux logiques, mais de ceux qui plutôt soudain s’offrent tout autrement à travers tel filtre. Non pas les films à l’épreuve d’une juridiction, aussi pertinente soit-elle ; à l’inverse, une suggestion, provocatrice et pensante, à soupeser à l’aune des pratiques d’aujourd’hui. Du coup, des expériences extrêmement variées, des situations incomparables, des échos à la question ainsi posée à chaque fois singuliers. Il reviendra à chacun d’en faire lecture et de mesurer comment s’y tissent souffrance et cruauté, et pour quelle issue, au final.
A ZONA
Sandro Aguilar
Portugal, 2008, 99’
KASPAR FILM
Florence Pezon
France, 2011, 57’
Première mondiale
O CÉU SOBRE OS OMBROS
Sergio Borges
Brésil, 2010, 71’
Première française
CONTRE-HISTOIRE DE LA SÉPARATION
Etienne Chambaud
France, 2010, 52’
L’ALTRA FACCIA DELLA SPIRALE
Riccardo Giacconi
Italie, 2010, 19’
Première mondiale
PAIN IS…
Stephen Dwoskin
Royaume-Uni, 1997, 80’
ETERNO RITORNO
Luca Wyss
France, 2011, 21’
Première mondiale
L’AN 2008
Martin le Chevallier
France, 2010, 20’
Première mondiale
SAILOR
Norman Leto
Pologne, 2010, 101’
Première française
(DOCUMENTATION D’UNE EXPÉRIENCE)
Alejandra Riera avec UEINZZ
Brésil/France, 2007 – 2011, 110’
Première mondiale
L’AUTHENTIQUE PROCÈS DE CARL EMMANUEL JUNG
Marcel Hanoun
France, 1966, 80’
SICK
Kirby Dick
États
-Unis, 1998, 89’
HONK !
Arnaud Gaillard et Florent Vassault
France, 2011, 70’
Première mondiale /Compétition Premier
LE RÈGNE DE NAPLES
Werner Schroeter
France, 1978, 130’
THE EXTERNAL WORLD
David O’Reilly
Allemagne, 2010, 15’
HOW I FILMED THE WAR
Yuval Sagiv
Mexique, 2010, 74’
Première française
MOBILE MEN
Apichatpong Weerasethakul
Thaïlande, 2008, 3’
TSE
Roee Rosen
Israël, 2010, 34’50
Première française
IN FREE FALL
Hito Steyerl
Allemagne, 2010, 32’
MOCRACY – WORK-IN-PROGRESS
Christian von Borries
Allemagne, 2011
UNITED RED ARMY
Koji Wakamatsu
Japon, 2007, 190’
INCIDENT BY A BANK
Ruben Östlund
Suède, 2010, 11’47
NO BLOOD IN MY BODY
Laure Cottin
France, 2010, 28’55
YOU MAKE ME ILIAD
Mary Reid Kelley
États-Unis, 2010, 15’
Première mondiale