Dans Ferne Stimmen on retrouve sous une forme très condensée les questions et les obsessions qui traversent notre film La force diagonale. Les mêmes choix de réalisation y sont mis en oeuvre, ainsi que les mêmes processus de travail et de production.
Il y a d’abord le choix de filmer en pellicule 16mm, en format 4:3, le plus souvent en noir et blanc, avec une caméra Bolex. Ce choix d’outil limite la durée de prise de vue à 2’30 » par bobine. Il ne s’agit pas seulement de technique, ni d’une préférence purement esthétique. Ce choix définit profondément notre rapport au temps et à l’espace au moment des prises de vue. Nous regardons et écoutons un lieu ou un être avec une autre attention, une autre intensité.
Filmer en pellicule aujourd’hui implique un autre rapport à l’image. Cela nous rend économes. Nous filmons peu et chaque prise de vue est précédée par un long moment de repérage, lors duquel tous les choix de cadre, de lumière et de durée sont posés. Dans ce film le glissement des cadres 4/3 se recouvrent pour former un 16/9 et se séparer à nouveau.
A cela s’ajoute le choix de filmer le plus souvent sans synchronisme, de manière à ne pas subordonner les sons à l’image.
Dans le courant de notre recherche autour d’Hannah Arendt, alors que nous étions en route pour un autre tournage de La force diagonale, nous avons décidé de faire étape au village français d’Oradour-sur-Glane. Notre intention était de filmer une seule bobine de 2’30 », qui serait comme le condensé de notre regard sur ce lieu.
Le 10 juin 1944, une unité blindée de Waffen-SS est entrée dans Oradour, a exécuté 642 hommes, femmes et enfants puis mit le feu aux maisons. Après la Libération, le lieu a été conservé en l’état, en mémoire de ce massacre.
Nous avons d’abord passé une journée entière sur le site, complètement seules. Nous voulions faire l’expérience physique de ce lieu, une expérience imprégnée par les récits que nous avions lus.
À l’arrivée des SS, personne n’avait chercher à fuir. Tout le monde savait qu’il n’y avait ni juifs ni résistants à Oradour. Les villageois ne pensaient donc pas que leurs vies étaient menacées. Seul un enfant alsacien s’est enfui, en plein milieu de la classe, parce que sa mère lui avait dit de toujours se méfier des allemands. Il est le seul survivant du massacre d’Oradour.
Ce repérage nous a permis de mieux cerner nos intentions et de trouver la forme que nous voulions donner à cette expérience. Le lendemain, nous avons filmé une série de plans le long de la rue principale du village à partir de quelques motifs : l’angle mort, le point de vue incarné, la répétition, la perspective tronquée, la surface et le vide, la présence latente, le hors-champ.
Dans Ferne Stimmen, ce lieu d’Oradour se juxtapose à un autre lieu : une pièce étroite, non identifiée, dans laquelle est coincé un personnage.
Entre ces deux espaces se joue la rencontre entre deux figures intellectuelles féminines majeures du 20ème siècle : la politologue Hannah Arendt et la journaliste et activiste d’extrême gauche Ulrike Meinhof.
Une génération sépare les deux femmes mais chacune d’elle a fait l’expérience de la violence d’état en Allemagne, l’une pendant la guerre, l’autre dans les années soixante. Elles ont combattu toutes les deux l’idéologie nazie en pensant par elles-mêmes et en prenant la parole dans l’espace publique. Mais la seconde, Meinhof, a fini par basculer dans la clandestinité et la violence de la lutte armée, jusqu’à son incarcération et sa mort en détention – une mort déclarée officiellement comme un suicide alors que tout porte à croire qu’il s’agit d’un assassinat politique.
Le lieu où se tient le personnage sans tête est à la fois un espace mental et une évocation de l’espace réel dans lequel Meinhof a été séquestrée puis retrouvée morte dans sa cellule, pendue avec le drap de son lit.
Le lieu et le personnage sont traités ensemble comme une construction de l’esprit.
Ce plan fait partie du projet Meinhof. réalisé en 2007 et qui présente une vision intimiste et fragmentaire d’Ulrike Meinhof à travers 3 installations audiovisuelles. Comme dans La force diagonale, il s’agissait de suivre une troisième voie entre documentaire et fiction pour incarner à l’image une figure publique ; de s’appuyer sur une recherche documentée pour mettre en scène une vision subjective.
Ferne Stimmen porte à l’image des textes qui appartiennent à des registres différents de langage – ici, un texte littéraire est mis en relation avec un fragment d’analyse socio-politique. On y retrouve aussi la mise en présence de plusieurs voix – l’une « fictionnelle », l’autre « documentaire ».
La comédienne Imme Bode lit le poème W.B qu’ Arendt a écrit en 1942 en hommage à son ami le philosophe juif allemand Walter Benjamin. Ce dernier s’est suicidé en 1940 à Portbou, après avoir tenté de franchir la frontière franco-espagnole pour s’exiler aux Etats- Unis.
La lecture de ce poème a été enregistrée dans une chambre anéchoïque (chambre sourde), nous avions choisi ce contexte pour mettre la comédienne dans une condition physique et mentale particulière : elle devait vocaliser un texte en ayant la sensation que sa propre voix restait bloquée au bord de ses lèvres. L’isolement dans une chambre sourde et l’exposition continue à la lumière sont des méthodes de « torture blanche » qui ont été utilisées contre Meinhof lors de sa détention.
A la voix du poème succède la voix de Meinhof elle-même. Il s’agit d’extraits d’une archive sonore d’un entretien qu’elle a donné pour la télévision peu de temps avant de disparaître dans la clandestinité.
Annik Leroy & Julie Morel
Bruxelles le 9 juin 2024