Votre film tire son titre du fameux roman de Joyce et le nom du héros de L’Odyssée, dont certaines aventures sont évoquées au travers de détails clés, même si l’interprétation reste très libre. D’où est venue cette envie de vous inscrire, à travers le cinéma, dans la lignée de ces textes ? Comment ces œuvres vous ont-elles accompagnées dans la conception et la réalisation de ce projet ?
Au cours de mes quatre années d’études en réalisation cinématographique en Espagne, ma condition de personne migrante m’a fait prendre une conscience aigüe de ce qui constituait mon chez moi. Je me suis rendu compte que je nourrissais des émotions contradictoires, tiraillé entre l’envie et la réticence à rentrer chez moi. Puis, en lisant L’Odyssée, j’ai réalisé que le protagoniste, Ulysse, ressentait peut-être les mêmes émotions contradictoires jusqu’à son retour chez lui ; j’ai alors décidé de faire un film sur ce sentiment complexe associé au foyer, sous la forme d’une parodie de L’Odyssée d’Homère, comme James Joyce l’avait fait avec Ulysse.
Je pense que le point commun entre les œuvres de James Joyce et de Homère, c’est qu’elles sont toutes les deux infiniment ouvertes à l’interprétation. Je voulais donc que ce film le soit lui aussi, autant que possible. En outre, une multitude d’œuvres d’art font déjà référence à Ulysse. Il s’agissait de citer et d’intégrer ces références dans la méthodologie du film. À titre d’exemple, les romans de Milan Kundera ont eu une influence considérable sur ce processus. Même si je n’ai pas utilisé de scénario pour ce film, j’ai créé un journal de bord, des dictionnaires, des collages, etc. pour le guider.
Le film se compose de trois épisodes (chants ? fragments ?) dont l’action se situe à Madrid, Saint-Sébastien, et Maniwa au Japon. Pourquoi avoir choisi ces lieux ? Et pourquoi avoir choisi au montage de passer de l’un à l’autre sans transition ?
Les trois lieux de tournage correspondaient à mes lieux de vie de l’époque, et j’ai travaillé sur le film en vivant sur place ; nous avons tourné à Madrid en 2020, à Saint-Sébastien en 2022 et à Maniwa en 2023.
En ce qui concerne les transitions, à l’origine, chaque épisode était précédé d’un intertitre qui renvoyait à L’Odyssée. Cependant, lors du montage final, j’ai senti que les intertitres au beau milieu du film créaient inévitablement une distance avec l’expérience émotionnelle en crescendo. Il s’agissait aussi d’éviter qu’un public peu familier de L’Odyssée ait l’impression de manquer de clefs de lecture. C’est pourquoi j’ai finalement décidé d’éliminer les intertitres. Je crois que le film est ainsi plus ouvert à l’interprétation et plus fidèle à L’Odyssée. Et je pense que même celles et ceux qui ne connaissent pas L’Odyssée peuvent apprécier le film en tant qu’expérience cinématographique.
Chaque épisode met en scène plusieurs personnages, que l’on devine pour certain.e.s être des acteur.ice.s non professionnel.le.s, issu.e.s des lieux de tournage. Comment s’est déroulé le travail de casting, puis le travail avec elleux ? Quelle a été votre méthode de travail ?
Le casting pour chaque épisode s’est fait au pied levé, au fil de mes rencontres et de mes amitiés naissantes avec les acteur.ice.s sur les lieux de tournage. Avant même la genèse du film, en 2020, je travaillais avec Alevtina et Dimitri à Madrid : je les filmais alors qu’iels rejouaient des scènes de leur vie quotidienne. D’une certaine manière, iels se confondaient presque avec Pénélope et Télémaque de L’Odyssée, et de là est née l’idée de ce film. J’ai rencontré Enaitz lorsque je travaillais sur ce projet à l’EQZE de Saint-Sébastien, et nous avons commencé à tourner ensemble lorsque mon amie Izumi est venue me rendre visite en Espagne. Nous avons filmé une scène par jour, et le lendemain, nous avons regardé les rushes et décidé de ce que nous voulions faire ensuite, en discutant avec l’équipe et les acteur.ice.s. Cette expérience était vraiment passionnante pour moi et je voulais développer cette méthode dans l’épisode d’Okayama. À Okayama, nous avons filmé chez ma grand-mère, avec sa famille. Nous avons filmé et repris le montage avec l’équipe à maintes reprises, puis nous en avons discuté à bâtons rompus afin d’élaborer ensemble nos besoins pour le film.
D’un lieu à l’autre et au sein d’un même lieu, on entend parler plusieurs langues, de façon très naturelle. En quoi cet aspect multilingue vous intéressait-il ?
Lorsque j’ai vécu en Espagne, je me suis énormément intéressé à l’aspect musical des langues non autochtones parlées par des étrangèr.es, moi y compris. Je l’associe au charme musical de chaque langue, ainsi qu’à la réponse physique que chacune provoque, en termes de changements de gestuelle. Je voulais garder une trace de ces différences grâce à la caméra.
En outre, en Europe, les occasions d’entendre des langues différentes au quotidien ne manquent pas, alors qu’au Japon, où j’ai grandi, cela reste très rare. Je trouve donc cela très agréable de pouvoir entendre de nombreuses langues différentes dans une seule expérience filmique.
Après deux courts épisodes en Espagne mettant en scène des personnages de fiction, l’action se déplace au Japon, dans votre maison familiale, où votre grand-mère prépare une cérémonie d’Obon, en hommage à son mari défunt. Pourquoi avoir fait le choix d’intégrer cette dimension directement personnelle, presque autobiographique ?
Après avoir vécu à Madrid et à Saint-Sébastien et réalisé des films avec des personnes que j’y ai rencontrées, j’ai vécu un moment chez ma grand-mère à Okayama. Mon grand-père est décédé au moment où j’étais en Espagne, je n’ai donc jamais pu le voir avant sa mort. Pour moi, l’idée de faire un film sur lui à mon retour d’Espagne s’est donc imposée comme une évidence. Les histoires que les personnages racontent dans chaque épisode sont leurs véritables histoires. Je m’intéressais tout particulièrement à leurs souvenirs. Dans ce sens, l’épisode d’Okayama est exactement le même que les autres épisodes. Cet endroit d’Okayama m’est étranger. J’ai découvert leurs histoires lors de mes recherches pour cet épisode.
J’ai décidé d’y jouer un rôle car lorsque j’imaginais le film, je penchais pour une structure où une personne extérieure à cet endroit écouterait l’histoire de ma grand-mère et de ma mère et raconterait l’histoire de son propre point de vue. Je pensais aussi qu’elles pourraient mieux se détendre devant la caméra si nous étions sur un pied d’égalité.
Chaque pièce semble indépendante l’une de l’autre et fait en même temps partie d’un tout. Quand avez-vous opté pour cette construction narrative ? Envisagez-vous de poursuivre Ulysse avec d’autres épisodes ?
J’ai eu de nombreuses discussions avec une foule de gens sur l’unité et la cohérence de ce film. Dès le début, je voulais expérimenter l’assemblage de trois épisodes décousus en un seul film par le biais de correspondances avec la mythologie ; j’étais donc conscient de vouloir éviter autant que possible de créer des conversations et des prises comme autant de motifs répétitifs pendant le tournage. Et, à mon sens, il était crucial que le film trouve un rythme, devienne poème, au-delà de l’histoire. Si on en suit les indices, les choses et les personnes qui n’existent pas à présent mais qui existent encore dans les souvenirs des gens jouent un rôle important pour chaque personnage. Je pense que ce sentiment du souvenir sous-tend l’ensemble du film.
Je ne pense pas que ce film marque la fin d’Ulysse. J’ai encore l’impression de pouvoir réaliser un nouveau film inspiré par Ulysse et L’Odyssée. Cependant, j’aimerais en faire quelque chose de complètement nouveau, et non une pâle copie du film précédent.
Entretien réalisé par Louise Martin Papasian et traduit par Ewen Lebel-Canto