Après de nombreux courts en image numérique, voici premier long métrage HARMONIE, aboutissement d’un projet commencé il y plusieurs années, également intitulé HARMONIE. Pouvez-vous revenir sur ce projet ? Le désir du long ?
Ce projet démarre en 2018, à l’occasion d’une exposition personnelle à la Galerie Édouard Manet | École municipale des Beaux-arts de Gennevilliers. À cette occasion, j’ai le souhait d’entrer dans un terrain jusque-là effleuré dans mes films : l’écriture de fiction, la création d’un monde et de personnages. Jusqu’alors, mes films étaient construits de sorte à éviter le passage par l’écriture, en inventant des procédés (par le son, le cut-up, l’archive) qui déterminaient la structure d’une action.
Harmonie, dans sa forme courte à cette époque, articule divers motifs narratifs et esthétiques puisés dans des lectures, des films, bandes-dessinées, peintures, séries TV, unifiés et mis en cohérence par la fiction. Cet aspect de compilation produit des lacunes du récit, puisque les mystères ou questions que suscitent le monde d’Harmonie ne sont corrélés à aucune justification ni clé de compréhension future.
Pour imprimer un régime sériel au projet global et le sortir de son cadre citationnel, différentes opérations ont dû être nécessaires : l’ablation des motifs narratifs et des références canoniques, des béquilles imaginaires, pour se concentrer sur la situation du personnage, sa condition après le récit, dans l’ici et maintenant ; d’où la précision de certains traits psychologiques, et sa projection dans l’errance. J’ai poursuivi la production sans me soucier du format série qui s’est avéré peu pertinent. L’idée de transformer le projet en long-métrage s’est ainsi imposée.
Pour ce faire, j’ai contacté Catherine Aladenise qui est monteuse, notamment de films d’animation, et qui a accepté de travailler sur le film. De cette collaboration a émergé l’idée d’un chapitrage, qui découperait et redistribuerait autrement les anciennes partitions par épisode. Nous avons retranché vingt-cinq minutes, ce qui en animation, est beaucoup. J’ai également réalisé une refonte graphique des vingt premières minutes, incluant de nouveaux décors et personnages. Les spectateur·rices du FID découvriront un film neuf.
Lors de ce voyage interplanétaire, le protagoniste principal, Jésus Pérez, rencontre un certain nombre de créatures. Comment est né cet univers ?
La forme de ces personnages répond à une condition particulière sur Harmonie : toutes les espèces peuvent s’y reproduire, sans distinction. Cela est induit également par la façon dont on peut hybrider les formes grâce aux outils de modélisation 3D. Ces créatures agrègent ainsi des caractères humains à ceux d’autres mammifères, de plantes, de fruits, d’insectes, de champignons…
Les textures qui revêtent ces personnages en 3D agglomèrent également diverses matières picturales et photographiques, peaux, viande, jambon, écorces, plumages, carapaces, feuillages. J’aime l’idée que l’image est le matériau de construction d’un monde en 3D. En regardant ces personnages, on a accès en réalité à une sélection d’images qui circulent par ailleurs dans d’autres sphères.
Enfin, le dessin de ces personnages, outre l’inspiration du moment, va puiser dans de nombreux bestiaires imaginaires dans les champs de l’histoire de l’art et du divertissement, pour faire large, de Piero di Cosimo aux Pokemon, en passant par Léopold Chauveau.
Le terme du titre, au delà de l’utopie annoncée, renvoie aussi à la musique, très présente. Une dimension importante dans ce projet ? De même, comment avez vous travaillé les voix ?
Le film est en effet pris en tension entre ces deux aspects : Harmonie comme lieu et cadre de la fiction, et comme système d’écoute. La trame du récit s’en trouve perturbée. Les habitants d’Harmonie ne s’exprimant que par « Oui » ou « Non », ils ne sont pas enclins en principe à produire de longs discours. Seulement, la forme de ces réponses, par des chants, dilate excessivement le message, et le projette, je l’espère, dans un autre milieu. Cela témoigne d’une lutte entre l’image et le son, entre le récit et ce qui relève du phénomène, du sensible. Harmonie est un film à écouter avant tout. L’altérité que représente ces créatures bouscule l’équilibre courant d’un échange entre deux êtres, par la voix et la musique, par des durées imprévisibles, parfois inadéquates, qui court-circuitent la narration. Le film, dont la matière est le temps, s’en trouve intimement modifié. Comme pour le design des créatures, j’associe des motifs empruntés à la musique tonale, classique, pop, à des principes issus des avant-gardes, de la musique expérimentale et de la poésie sonore. Ensuite, c’est une méditation sur l’harmonie, sa mise en crise, son obsolescence, le plaisir qu’elle procure, l’ennui également.
Des corps avec des membres inattendus, les viscères, … ces créatures sont aussi paradoxalement « incarnées ». Selon quelle nécessité ?
Les personnages en 3D ont littéralement des corps sans organes. Ils sont des enveloppes, bien qu’ils comportent des ossatures qui permettent de les animer, mais qui demeurent masquées. Ce sont des êtres techniques dans un monde technique, qui rejette de fait ce qui est périssable, corruptible, le corps, la chair, les boyaux, ce qui est caché. Les outils 3D, dont l’usage n’a eu de cesse de s’étendre dans l’industrie du divertissement, le design, l’ingénierie, l’architecture, encourage des visions idéalisées, aseptisées, et désincarnées. Est-il possible d’incarner des personnages en 3D ? Peut-on traduire leur vulnérabilité, leur insuffler de la vie ?
La promesse de trouver refuge dans des mondes numériques rassurants, sirupeux, insubmersibles, où chaque chose est à sa place, et d’où la mort a été conjurée, accroît le néant politique, le malaise face à un présent et un avenir angoissants. Harmonie donne une forme à ce sentiment dérangeant, ce mouvement de fuite puérile dans des mondes de synthèse, à la perfection brutale, mais où l’horreur refoulée peut surgir.
La narration est parfois réduite au minimum, comme les interactions, nous laissant dans une forme de contemplation. Est-ce une dimension importante pour vous ?
Parfaitement, l’usage de la narration relève pour moi du compromis. Je me sens plus proche d’une forme de théâtre, qui transpose des situations réelles, qui recompose un monde vivant à partir d’observations, comme si ça se déroulait là, sous nos yeux. La relation entre Jésus Pérez et Canaillou, qui prend de l’importance au cours du film, est de cette nature, et reflète une certaine justesse dans la relation entre un maître et son chien. L’enjeu pour moi est de retranscrire ironiquement cet effet de réel avec des moyens de pure synthèse et de fantaisie, de sorte qu’on ne sache pas exactement ce qu’on a sous les yeux. J’aime les films sans scénario, qui fonctionnent sur des intrigues le plus minces possibles, pour donner à voir des situations, sentir un milieu vibrant. Je m’inscris dans le sillage des films de Jacques Rozier, ou encore Hong Sang Soo. Harmonie est une manière de partager ma façon des voir les films.
Les images produites laissent néanmoins une forme d’incomplétude par rapport à la production de ce type d’image.
Ma façon de travailler est proche de celle d’un peintre, en atelier. Faire des films d’animation en 3D selon cette perspective, c’est ramener l’échelle d’une production industrielle, ou d’un studio, à celle d’un individu. On m’a souvent questionné sur la maladresse de ces images, et si j’accepterais de les perfectionner quand j’en aurai les moyens. Pour faire suite à ma réponse précédente, j’apprécie les œuvres peu onéreuses, la qualité des moyennes et grosses productions est lassante. Pour reprendre l’exemple de l’icône utilisée pour Jésus Pérez, il s’agit au départ d’une image de faible résolution, dont le film permet d’étirer la trame, et de donner à voir la matière même de ce fichier numérique. L’originalité de l’image de synthèse est sa capacité à de faire coexister au sein d’un même espace des objets et des représentations qui ont de forts écarts de résolution et de précision. L’aspect lacunaire, inégal qui en ressort correspond à une écologie des images. Elles se développent, se transforment dans un environnement commun, mais selon des masses, des caractéristiques et des modes de distribution variés. Le regard devient actif, car il doit interpréter, compléter, s’ajuster pour décoder ce paysage disparate. Cette incomplétude, voire parfois inconsistance des images s’inscrit dans un dépouillement plus large, de l’imaginaire, du récit et de la technique, pour redonner toute sa place à un son concret, obtenu par le bruitage, la voix, des gestes, la manipulation et l’entrechoquement d’objets. Dans Harmonie, c’est le son qui réalise l’image.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff