Qu’est-ce qui vous a intéressé dans l’histoire du château de Saint-Alban dans le Gévaudan ?
En 1765, le château de Saint-Alban sert de base aux paysans, méprisés et laissés à leur sort par le roi qui pense la Bête tuée alors que les massacres continuent. Le peuple, livré à ses fantasmes, imagine la présence d’un loup-garou, fou ou démon, cependant qu’à Versailles, où se déploient les Lumières, on parle d’un loup anthropophage dont on fête la naturalisation. Deux époques se côtoient : le temps des paysans n’ayant que leur passé à ronger et celui de la Cour croyant écrire un futur de Lumières. Par un « hasard organique » (pour reprendre les mots de Jean Oury), j’ai découvert que, deux siècles plus tard, alors que le château, devenu asile d’aliéné, accueille la résistance active à l’occupant, qu’il est lieu de refuge et de pensée (Paul Éluard, Tristan Tzara et d’autres y ont trouvé asile). S’y pense aussi, sous l’impulsion du psychiatre désaliéniste François Tosquelles, une conception révolutionnaire de la psychiatrie. Ainsi s’y télescopent la Bête et la naissance de la psychothérapie institutionnelle. J’ai été entraînée sur le chemin de la fiction en partant de la bestialité, la monstruosité, longtemps associées à la folie.
Le film commence en 1765 avec une représentation théâtrale à laquelle répondra une autre, contemporaine. Quels étaient les enjeux de ces pièces pour écrire votre récit ?
Il y a d’abord l’exhibition du canard de Vaucanson, aussi appelé le « canard défécateur », ambassadeur du rationalisme des Lumières. J’aimais l’idée de faire parler la digestion en ouverture d’un film traversé par l’histoire d’une bête dévoratrice. Avec le réalisme de cet animal, Il s’agissait aussi d’estomper la différence entre un animal mécanique et un animal organique, une manière de brouiller la ligne entre raison et folie. En parallèle de ce film, j’étais interprète dans une pièce de Philippe Quesne. Le théâtre a toujours eu son fauteuil rouge dans mon travail. Cette fois-ci, ce n’est pas l’histoire qui a maille à partir avec le théâtre mais son décor, son « fond ». Philippe Quesne est d’ailleurs le décorateur et le coproducteur du film. Nous avions dans l’idée que les décors nous permettraient de passer d’un paysage artificiel à des séquences en pleine forêt sans que ce hiatus soit un sujet ni un choc. Juste une secousse. Avec le théâtre, il y a l’idée de la répétition. La répétition d’une pièce de théâtre ; la répétition de son sujet (la Bête du Gévaudan, mise en scène chaque année) ; la répétition d’un dispositif théâtral (entre le théâtre luxuriant de Louis XV et le théâtre rudimentaire de l’hôpital). La répétition théâtrale permet que rien ne soit achevé, ni les textes, ni les costumes, encore moins l’histoire. Le sens a beau fuir de toute part dans cet hôpital, ce petit théâtre donne forme à l’éclatement.
Comment mettre en scène la folie des patients dans cet hôpital ouvert et la naissance de la psychiatrie nouvelle ?
Avec les mains ! Mettre la folie en scène avec les mains. À Saint-Alban, il s’agissait de « réussir » sa folie. De devenir acteur de sa folie en la rendant opérante. C’est pour ça que les pratiques artistiques étaient au cœur de l’institution. Tosquelles disait que tant que l’homme n’a pas les choses en main, il n’a rien dans la tête. La liberté de la main, c’est l’a b c du développement de l’homme. C’est pourquoi Tosquelles considérait d’une grande perversité l’injonction castratrice moderne de ne pas travailler avec la main mais avec la tête. Jouer la folie a été le piège ultime. C’est ce qui m’a fait le plus peur avant le tournage. Les interprètes se sont très vite retrouvés avec des choses dans les mains (un magnétophone, un stylo, un carnet, une mèche de cheveux) pour conjurer cette peur du ratage. Même si c’est d’abord grâce à leur géniale interprétation que nous avons évité le panneau.
Comment avez-vous imaginé le personnage de Bruno, « fils de sorcière et frère de loup-garou », et sa relation avec sa sœur Thérèse ?
L’histoire de Bruno se réfère à celle d’un ancien pensionnaire de Saint-Alban, Auguste Forestier, interné en 1915, créateur d’étonnantes créatures chimériques. Bruno sculpte ses bâtons comme autant de totems, de grigris protecteurs et de flambeaux tendus à l’enfance. Il est aussi fait de Jean Chastel, le chasseur qui aurait tué la « vraie » bête en 1767. Ce Chastel était considéré comme un héros autant qu’il était redouté. Une thèse soutient même qu’il était la bête. Sans Thérèse, pas d’accès à Bruno : il surgit comme une manifestation de son inconscient plus que comme un « eurêka ! » à nous mettre sous la dent. En effet, le risque était de faire exister Bruno comme la clé d’un traumatisme. Le film cherche au contraire à déjouer toute psychologie ou déterminisme.
Deux époques se font écho, certains acteurs jouant des personnages du 18e et du 20e siècle. Comment avez-vous envisagé ces télescopages au montage ?
Comme toujours dans mon travail, le montage (je monte seule) est l’endroit de l’écriture. Si j’arrive à me confronter à l’écriture du scénario d’un film et à son tournage, c’est bien parce que je sais que le montage me permettra de rassembler les pots cassés. Le tournage casse le scénario, c’est sa mission. Pour ce film-ci, il ne s’agissait pas de restituer la volumétrie et les distorsions de la pensée par le montage (encore un piège à éviter). Il me fallait être prudente, que la folie ne soit pas le prétexte de l’arbitraire mais son garde-fou. On pourrait en effet être tenté de monter ensemble des plans qui n’ont a priori aucune affinité narrative avec comme seul alibi la folie. L’unité de lieu qu’est le château de Saint-Alban était mon métier à tisser. Les motifs pouvaient s’y répéter sans se perdre.
Comment avez-vous envisagé la musique et les chants dans le film avec Géry Petit ?
Ma collaboration avec Géry Petit, qui signe la musique et le montage son, est ce qui donne forme et sens à chaque film que j’entreprends. Je partage la folle solitude du montage avec lui. Le montage son et celui de l’image n’avancent pas l’un sans l’autre. Pour Les Loups, il y avait l’envie de continuer un travail autour des chants, comme dans le film précédent.
Comment avez-vous travaillé l’image avec Jean Doroszczuk ?
Nous avons tourné avec deux caméras, pour des raisons de gain de temps mais aussi, je m’en rends compte, pour arriver à saisir le contrechamp dans l’instant même où il est censé ne pas être enregistré. La simultanéité était autant un luxe qu’un parti pris. Il me semble que si la folie fascine et dérange autant, c’est parce qu’elle est le lieu d’un invisible savoir : le fou est éclairé, parfois illuminé… Et, pendant un tournage, il n’est question que de lumière. Surtout à la Ménagerie de verre où la lumière et ses changements traversent d’immenses vitres. Il fallait faire avec les humeurs du jour, les mouvements des nuages. L’instabilité s’est mise à parler la même langue que les fous.
Le film s’intitule Les Loups. Quelles sont ces bêtes ?
Aujourd’hui, il reste peu de doute quant à la véritable nature de la Bête : il s’agissait de plusieurs loups anthropophages et non d’un seul. C’est ce qui a attiré mon attention lors de mes recherches : les interprétations, tant païennes qu’éclairées par les Lumières, n’ont jamais envisagé la multitude – la meute. Tant du côté de la folie que de l’histoire de la Bête, le besoin de l’un (du grand méchant loup, du fou) plutôt que du multiple sert, selon moi, à entretenir une peur tout en la rendant maîtrisable. Pourquoi n’a-t-on pas pensé à la horde ? Sans doute que cette réalité aurait été trop décevante : là où on s’attendait à avoir « du hors du commun » (un monstre), on aurait eu du commun (des loups).
Les Loups sont les fous, ceux que l’on traque et ceux que l’on isole, à coup de fantasmes et de peurs. La comparaison est un peu rapide, mais elle m’a confortée dans le choix de ce titre. Titre qui, quand je l’entends, me fait instantanément penser à l’équipe de ce film. L’équipe était plus ou moins bénévole. C’est un film fait avec le budget d’un court métrage. On appelle ça film fauché mais je ne sais pas s’il y a des films plus chers que ceux réalisés avec l’investissement et le désir d’une pareille équipe. D’une pareille meute…
Propos recueillis par Olivier Pierre
Écouter l’entretien Cinémoi avec la réalisatrice, enregistré par Radio Grenouille