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FESTA MAJOR

Jean-Baptiste Alazard

A Fillols comme dans de nombreux villages des campagnes françaises, quelques jours d’été par an, l’exode rural semble ne pas avoir eu lieu. Tout le monde faire retour pour la fête annuelle, pour soustraire ensemble quelques jours et nuits à l’ordinaire de l’existence. Le cinéma dit documentaire a beaucoup filmé ce genre de fête. Mais là où la plupart des films se contentent de documenter, c’est-à-dire de courir en vain après la fête et son énergie, Festa Major en fait la matière d’une glorification de la vie. De la vie telle qu’elle passe sur des visages, dans des regards, des gestes, des éclats de voix, telle qu’elle constitue la beauté de chacun et la communauté de tous. « Je filme la vie qu’on essaie de vivre en la traversant comme on marche dans un rêve ». Ce programme, énoncé en ouverture, est celui de Jean-Baptiste Alazard depuis La Buissonnière (FID 2013). Le secret de sa réussite n’a pas changé : éclat des lumières naturelles, tranchant des cadres, vivacité du montage, musique des couleurs. Soit une poétique du 16 mm comme transfiguration de la réalité. Ce qui change ici, c’est l’ampleur de l’opération poétique, sa portée anthropologique et politique. « La vie se déroule et s’enroule » : tout, dans Festa Major, travaille à cette conversion de la ligne en cercle. La fête est cette conversion : mouvement giratoire de la danse, circularité des saisons, maintien et conservation de formes, de gestes, dans le passage des ans. Festa Major, film-fête, fait l’éloge du cycle, du retour : antique topos auquel l’aggravation de la tempête du progrès, l’accélération de la vitesse de destruction des formes de vie et d’amoncellement des ruines confère un sens toujours plus politique, paradoxalement révolutionnaire. Entre geste médiévale occitane (prosodie de troubadour, lumières et couleurs de vitraux) et reprise amoureusement parodique de Debord (son éloge mélancolique de l’amitié), Festa Major célèbre les noces du cinéma et de la vie. En pleine gloire.

Cyril Neyrat

La fête est un sujet essentiel dans vos films, dans Saint Jean- Baptiste (2021) en particulier. Pourquoi avoir voulu filmer cette fête à Fillols ?

Si jusqu’ici je me suis particulièrement intéressé à filmer la fête, c’est parce que je pense qu’elle peut être un moment d’utopie, dans sa capacité à exacerber les relations humaines, à redéfinir en permanence les contours d’un vivre-ensemble exalté. Mais cela n’arrive pas dans n’importe quelles fêtes, en tout cas pas dans les fêtes avec des organisateur·ices d’un côté et des consommateur·ices de l’autre. Non, pour que quelque chose se passe, il est bon que les participant·es soient moteur·ices. Si ielles ne prennent pas en charge le déroulé, la mise en place de la fête, celle-ci ne peut pas avoir lieu. IeIles portent ainsi le sens profond, la raison d’être de la fête. C’est le cas lors des fêtes calendaires, lors des fêtes païennes qui s’inscrivent dans un rapport cyclique et tellurique au monde, dans une tentative d’explication et de célébration de celui-ci. La fête dont il est question dans Festa Major s’inscrit dans cette tradition. C’est pour cette raison que j’ai décidé de la filmer, en plus du fait qu’elle est la fête votive du village où je vis. Enfin, elle est unique parce qu’elle dure cinq jours et que cette durée l’oblige à se réinventer chaque jour, à devenir une « fête-monde ».

Quels sont ces rituels séculaires mis en scène et quelle importance recouvrent-ils ?

Tout le programme de la Festa Major est fondé sur des rituels. Ils la structurent depuis la préparation de la fête jusqu’aux danses, aux horaires des bals, à la musique qui les anime, à la cuisine des grands banquets, au déroulement des afters. Il y a aussi des moments plus carnavalesques, des processions qui pénètrent la sphère privée pour la rendre publique… C’est un cadre qui peut sembler rigide mais ce sont ces codes et ces habitudes qui rendent possible le lâcher-prise. C’est aussi dans la préparation et l’exécution de ces rituels que se fait une transmission du savoir-faire de la fête entre les générations, et qui permet donc aux enfants, petits-enfants, parents et grands-parents d’être parties prenantes de la fête et de la vivre ensemble.

Festa Major ne suit pas une véritable chronologie mais plutôt une sorte de mouvement dionysiaque marqué par des plans généraux sur le village et ses montagnes. Quelle était l’évolution du film à l’écriture ?

Ces plans généraux du village et des montagnes marquent chaque nouvelle journée de la fête. En ce sens, même si elle crée son propre espace-temps, la structure du film rend compte du déroulé de celle-ci. Dès l’écriture, l’enjeu était de rendre compte de la durée de la Festa Major, avec ses montées et ses descentes, sans que le rythme du film épuise, lasse ou fatigue les spectateur·ices, mais au contraire qu’il les entraîne.

Cette fête est abordée comme un voyage mettant l’accent sur les sensations visuelles, la lumière et les couleurs, dans un style impressionniste. Filmer le groupe, cette communauté, était-ce une gageure ?

Même si j’avais une volonté anthropologique, j’ai toujours voulu filmer la fête d’un point de vue immersif, en essayant d’être au plus près de ce qu’on perçoit quand on la vit de l’intérieur. Les éclats de sons et de lumière, le mouvement de la danse, les visages, les bribes de discussions. Filmer la communauté de cette manière était possible puisque c’est celle à laquelle j’appartiens, avec laquelle je vis toute l’année. Cela a forcément influé la relation de confiance entre les personnes filmées et la caméra.

Le montage est crucial dans l’élaboration de Festa Major.

Il s’agissait de construire une narration qui suivrait le principe du film choral. Même si il y a cinq ou six personnes qui sont un peu plus mises en avant que les autres, je voulais que ce soit la communauté à travers son rapport à la fête qui soit le personnage principal. Ce qui guidait le montage, c’était donc en quelque sorte le passage de relais entre des personnes qui amènent la fête toujours un peu plus loin.

Vous prenez la parole à plusieurs reprises dans le film, en voix-off, comme un troubadour dans une chanson de geste. Pourquoi souhaitiez-vous intervenir personnellement ?

Je voulais affirmer mon point de vue de manière plus explicite, dire les pensées qui peuvent me traverser lorsque je vis la fête, et ainsi prendre du recul par rapport à l’effervescence de son présent. Créer des séquences qui permettent de s’extraire de cette effervescence. J’ai aussi acquis ce recul pendant le temps du montage, quand se crée un rapport hypnotique aux images, ces images qui peu à peu recouvrent ce qui a été vécu jusqu’à prendre la place des souvenirs. Le montage est un temps de solitude, à l’opposé de la folie collective de la fête, et c’est à ce moment-là que j’ai écrit ces voix off comme une adresse aux spectateur·ices, mais aussi aux gens qui vivent la fête avec moi et qui sont dans le film. Une adresse pour témoigner de mon amour pour cette fête, pour ce village, pour ces gens qui l’habitent.

La Festa Major est aussi « racontée par la musique », comme vous l’évoquez. Comment l’avez-vous envisagée dans le film, qu’elle soit in ou off ?

Suivant une utilisation assez classique, les trois musiques off font office de « commentaire ». Mais la grande majorité des musiques ont été enregistrées en direct, c’est le son direct des séquences correspondantes. Il y a à la fois de la musique catalane jouée par un orchestre, des reprises de standard de variétés ou de musiques populaires, de la techno qui anime les fins de soirées, des chansons traditionnelles ou révolutionnaires… Ces musiques sont représentatives de la diversité de la Festa Major, du travestissement permanent de la fête. Elles accompagnent ou transcendent les émotions vécues sur le moment, ponctuent les discussions, guident les danses, amplifient le lâcher-prise. Elles sont la matérialisation sonore des sentiments intérieurs qui nous traversent.

Quelle part d’utopie résiste-t-elle encore dans cette fête et ceux qui la vivent ?

Il y a d’abord l’occupation sans limite de l’espace public du lever du jour jusqu’au bout de la nuit, dans une autogestion qui fait la part belle à la confiance dans chacun·e pour s’affranchir des normes, qu’elles soient de sécurité ou autre. C’est aussi une fête qui dépasse l’entre-soi puisque s’y opère un mélange des générations et des classes sociales. Enfin, grâce à sa réédition chaque année, par la répétition de son déroulé dans son entièreté et dans ses journées, grâce au fait que les enfants enfilent les costumes de leurs parents et de leurs aïeux pour effectuer les mêmes pas de danse, les mêmes gestes et rituels tout en les amenant chaque fois un peu plus loin, la Festa Major rend concrète une conception cyclique du temps, et par là-même nous rend palpable la sensation d’éternité.

Un protagoniste évoque son désir de transmettre ce qui s’est réalisé à Fillols. Ce film fait-il aussi œuvre de transmission ?

Je pense toujours à l’injonction programmatique du titre d’un des premiers films du cinéma direct, Pour la suite du monde de Pierre Perrault. À mon échelle, je fais toujours humblement des films « pour la suite du monde ». Il s’agit pour moi d’enregistrer des gestes, des savoir-faire, des inscriptions d’individus ou de communautés humaines dans leurs paysages, pour en garder la mémoire. Pour que les générations futures puissent emporter cette mémoire avec eux, pour qu’elles puissent continuer de reproduire ces manières d’être au monde tout en les réinventant. Je crois que le cinéma, en tant qu’art d’enregistrer le présent, l’accompagne, dans sa fonction de courroie de transmission entre le passé et le futur. Et dans son rapport au son, à la lumière et aux couleurs, le cinéma peut se permettre de magnifier cela.

Propos recueillis par Olivier Pierre

Écouter l’entretien Cinémoi avec le réalisateur, enregistré par Radio Grenouille

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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 70'

Version originale : français
Sous-titres : anglais
Scénario : Jean-Baptise Alazard
Image : Jean-Baptiste Alazard, Vincent Le Port
Montage : Jean-Baptiste Alazard
Son : Marc-Olivier Brullé, Claire-Anne Largeron, Boris Chapelle

Production : Vincent Le Port (Stank)
Contact : Vincent Le Port (Stank)

Filmographie :
FESTA MAJOR / 2024 / 70 min
SAINT JEAN-BAPTISTE / 2021 / 20 min
L’ÂGE D’OR / 2019 / 68 min
ALLÉLUIA ! / 2016 / 60 min
LA BUISSONNIÈRE / 2013 / 59 min