Vous composez une fresque terriblement poétique de l’Algérie contemporaine. Ce projet a débuté il y a plusieurs années. Pouvez-vous revenir sur sa genèse ?
Après avoir écrit un scénario auquel j’avais hâte de faire un enfant dans le dos, nous avons débuté avec une caméra par ici, une perche par là. Le raisonnement était simple : pas de moyens de tournage ? On invente tout. S’il fallait des kino flo, on les fabriquait. Un chariot élévateur ? On le fabriquait. Souvent en collaboration avec des artisans locaux (tourneurs, soudeurs…). Il s’agissait de maintenir une pratique et un artisanat du regard à travers l’activité filmique.
Formellement, le film devait mêler plusieurs genres, devenir une sorte de thriller métaphysique et aborder des questions concrètes, telles que « Qu’est-ce qui nous arrive ? ». Je voulais suivre des gens sur plusieurs années, à travers une Algérie de fantômes et de dérobades, une Algérie non géographique mais hallucinée.
Nous avons utilisé environ 11 ou 12 caméras différentes, de la VHS-8 au 4K, en passant par la super8 et la VHS. Le tournage a débuté en août 2010 avec des plans de chantiers et a continué avec des scènes documentaires, là où on avait passé des années avec les gens qu’on filmait, des scènes de manifestations et de barricades à partir de 2011. Entre 2013 et 2016, nous avons filmé les séquences de Saïd l’Evanoui en Algérie et en Corse. En 2019, nous avons tourné la partie de l’Archiviste qui enquête sur un trafic et le mystère « S.K ».
Des séquences de barricades et d’émeutes scandent le film. Amsevrid s’offre aussi comme chambre d’écho des traumas et des luttes depuis guerre civile. En quoi était-il important d’échapper à une approche historique ?
L’approche historique tend à omettre le monde du sensible et construit des fixités. L’Histoire édifie en ignorant les périphéries, les marges et les processus intimes qui font la vie quotidienne – l’ennui, l’amour, la perte, la dérive. Elle n’a que très peu de préoccupation pour des processus qui font que quelqu’un s’ennuie, aime, se perde, ait froid, jette des pierres et donc très peu de préoccupation du réel. Ce qui nous a manqué durant des années, en Algérie, en Méditerranée, en Afrique ou ailleurs, ce n’est pas une « approche historique » mais tout ce qui échappe à celle-ci, c’est-à-dire « consentir à l’autre ». Le film voudrait s’approcher de ce « consentir », sentir avec l’autre en se distanciant de l’historicisme et du scientisme. Ma mère, ma grand-mère, les bergers de mon village, ces tisseuses et ces poétesses m’ont transmis un tout autre monde par une langue faite d’oralité. C’est une autre manière de consigner, un autre geste historique. Le monde d’où je viens (celui des moissons, de l’odeur du café) n’a pas grand-chose à faire de l’approche historique. Ce n’est pas son échelle de traitement. Et réciproquement. Ces mondes se refusent mutuellement.
Le film adopte donc une méthode qui s’éloigne de l’axe chronologique des événements pour se concentrer sur des persistances, des intensités et des fragments de mémoire. Il enchevêtre des points de vue pour proposer une sorte « d’oralité filmique », donnant du champ à des « présences filmiques » plutôt qu’à une narration linéaire de faits et de données. C’est un geste qui consigne de manière décentrée et fantomatique une histoire commune.
Le film s’ouvre sur une impulsion fictionnelle, un thriller autour de plusieurs personnages. Elle se décompose en plusieurs strates dans des jeux de miroirs et d’échos. Quelles ont été vos réflexions quant à l’architecture de Amsevrid ?
L’idée était de construire un film qui laisse de l’ouvert, partout, tout le temps, avec des passages entre les différents compartiments du film, comme des coursives. Il comporte des éléments documentaires, fictionnels et archivistiques qui se côtoient et s’interpénètrent. Le documentaire est parfois filmé comme une fiction, en en utilisant l’imagerie, et vice versa. L’archive, quant à elle, apparaît tantôt comme document, tantôt comme souvenir. Elle vient consolider le tout comme un soutènement.
Cette architecture permet de créer une maison hantée par des reflets. Ce qu’il s’est passé en Algérie durant plus d’une cinquantaine d’années peut se donner comme suit : la chimère, en son sens premier, a intensément documenté le réel. L’Algérie, dans le film, est tout ce qui est créé par les mouvements et les rencontres d’éléments que sont espaces, bâtiments, manifestations, maquis, lacs, repas, contextes sociaux… Elle en est consubstantielle. C’est le film lui-même. Ce n’est pas anodin de parler de substance ou de « consubstance » car, parfois, même la lumière solaire paraît venir de la matière même des choses.
Nous cheminons dans Amsevrid par éclats, fragments, écarts. Comment avez-vous travaillé le montage ?
Pierre Agoutin et moi avons d’abord retiré les couches de complexité pour mieux comprendre le matériau brut. Il fallait qu’il comprenne le qui que dont où. Ensuite, nous avons travaillé par sessions intensives, resserrant le film pour construire des atmosphères cohérentes. Le montage a eu lieu sur plusieurs années et dans différents lieux, avec de nombreuses versions explorées.
Il y a eu des moments assez difficiles. Une phase où on était bloqué sur le montage de gros blocs de séquences. On avait l’impression d’avoir écumé toutes les pistes. Des découvertes inattendues ont débloqué la situation. Par exemple, en revisionnant les archives utilisées, nous sommes tombés sur des plans du mausolée que j’ai moi-même filmé. Or, les images de ces archives ont été enregistrées 23 ans plus tôt. Cette découverte était assez surréaliste et a réglé d’un coup les choses, non seulement sur la table de montage, mais dans le fait-même que j’étais sans relâche attiré par ce mausolée, y ai domicilié un point névralgique, un trou de mémoire… Le film est vraiment hanté par ces moments, ces rencontres improbables qui ont façonné sa structure finale. Nous avons arrêté de monter quand nous avons senti que le film était devenu un ami.
Reviennent à deux reprises des femmes autour d’un métier à tisser. Pouvez-vous nous parler d’elles et de ces scènes ?
J’ai toujours aimé la symbolique des parques, des moires ou des trois Déesses-Mères pré-islamiques. Appelées différemment selon la mythologie. Ces tisseuses qu’on voit dans le film sont des femmes de mon village. Des mères, des sœurs, des poétesses qu’avant tout je connais et qui m’ont probablement vu grandir. Et j’ai grandi en ayant oublié la façon dont mon histoire se tisse. Quand je dis mon histoire, le je est ici impersonnel.
Dans le film, ces femmes se racontent leurs soucis, parlent actualité, prennent soin les unes des autres, disent de vieux poèmes dans lesquels est cristallisée l’histoire de leur bout de terre. Elles consignent une mémoire tout en tissant. Leur métier à tisser est quelque peu leur timeline organique. En outre, j’ai grandi dans un espace où deux mondes se superposent : le monde des hommes, frontal, et celui des femmes, beaucoup plus latéral. Que ça soit dans l’espace ou l’histoire des luttes, où les agencements politiques écrivent sur nous leur récit, il y a une frontalité et une latéralité de l’histoire, de ce que l’on raconte et de comment on le transmue.
Amsevrid est aussi un geste musical, du jazz à Einstürzende Neubauten. Comment avez-vous réfléchi la place de la musique et sa conversation avec la matière visuelle ?
Ça va de la musique des iggawin de Mauritanie à de l’industriel allemand, du spectral ou du free jazz. Même s’il en propose une sorte de tomographie via des cadrages de la ville, d’architectures béantes, le film est très peu urbain. Toutefois Alva Noto, Bargeld et Einsturzende Neubauten, c’est quand même très ancré dans l’imaginaire urbain. En tout cas ce sont des musiques de construction et d’effondrement. Et les images poétiques et mentales qu’invoquent des sons comme Ret Marut Handshake d’ANBB – titre en référence à B.Traven – sont je pense analogues à celles qui sont suscitées par l’imaginaire des années 90 en Algérie.
Le film est une sorte de chant. La musique apporte des couches supplémentaires de significations et de sensations. Chaque passage choisi contribue à l’atmosphère et à la texture du film, évoquant des images et des émotions spécifiques. Les personnages et les lieux sont musicaux et pensés sur le mode de l’harmonie. Les formes harmoniques créées par les agencements de notes entre elles ne s’entendent pas aussi directement qu’une mélodie ; elles sont moins des lignes que des reliefs. L’harmonie est, pour moi, un multiple, elle est plus reculée que la mélodie, elle s’écoute plus qu’elle ne s’entend. Elle a un comportement plus fantomatique. Ainsi, les personnages du film sont abondamment soustraits, quelque peu atmosphère et produisent du silence plus qu’ils ne se taisent.
Le titre du film a changé et change encore selon la langue. Tout d’abord La Vache et le Pénalty, puis Noésie, la langue du grand ailleurs en français, The Outlandish en anglais. Ou encore Amsevrid. Que signifie ce dernier mot et quelle est sa langue ? Qu’incarne cette variation ?
La Vache et le Pénalty était une expression qu’on utilisait entre amis pour décrire des choses qui n’ont à première vue aucun lien. Noésie est un terme que j’avais utilisé dans un texte :
quelque chose entre le noème et la poésie. Outlandish, est une langue imaginaire inventée par Melville pour décrire la langue avec laquelle il écrivait : la langue du grand ailleurs. Cela veut dire aussi « étranger » ou « étrange ». Amsevrid est un mot en kabyle composé. « Avrid » signifie « chemin » et « Ams » est un préfixe. Ce mot se traduirait littéralement par le néologisme « cheminier », celui ou celle qui chemine. Il inaugure le monde, il le découvre sans cesse. Il y a, à ce propos, ces mots de Cabral chantés par Chavela Vargas et Jorge Cafrune : No soy de aquí, ni soy de allá, no tengo edad, ni porvenir y ser feliz es mi color de identidad. Je ne me sens chez moi que là-dedans.
Propos recueillis par Claire Lasolle